François-Marie Banier: commentaire sur le dessin "Le général de Gaulle en Perfecto "
« De Gaulle. Je lui avais écrit pour sa prostate. Pour sa Prostate… j’étais ni pour ni contre. Il m’avait répondu. J’ai encore sa lettre. Neuvième tiroir du buffet en partant de la gauche. Elle doit sentir à la fois le raisin et les poêlées de bolets à l’ail. Le petit garçon l’avait touché, pas sa prostate mais son grand cœur, un coup pour l’Algérie française, un coup pour l’autodétermination. Mot rêvé pour un gosse d’onze ans collectionneur de Dinky, surtout les Talbot-Lago, la Baby Lago, ça dit encore à Trintignant. Je connaissais bien l’inventeur, le constructeur des Lago. Tony. Il avait tiré à Pamfou, sa propriété de Seine-et-Marne, sur papa. Manque de bol il l’avait raté, ça m’aurait évité quelques mitrailles de baffes et de coups de pied au cul bien qu’on n’en reçoive jamais assez. Quoi d’autre vous fait avancer ? Marguerite Lago fut mon premier amour. J’en parle dans les Résidences secondaires, mon premier roman. Je l’ y fais même mourir entre deux pages. Comme ça, si j’ai pas pu la garder pour moi tout seul petit garçon, homme, sorte d’homme, je l’ai à vie pour moi et pour qui veut entre deux pages dans un fossé morte au volant de sa Lago. À Pamfou, devant le cakede leurs five o’clock, Pierino Manusardi, l’homme d’affaires de Lago, voulait m’emmener devant de Gaulle. Qu’il me voie. À cause de ma grosse voix, me disai-je, et le goût pour le rire et le respect pour qui a des ailes. Le général les bras écartés au-dessus de sa tête, Tante Yvonne lui disant le matin dans leur salon qui sentait le fromage : Charles, reste comme ça, et pelote de laine tendue d’un poignet à l’autre du général, sa femme, comme toute tricoteuse qui se respecte, faisait sa pelote. On se détendait comme on pouvait du temps des DS. »
Diane de Beauvau-Craon: commentaire sur le dessin "Le général de Gaulle en Perfecto "
«Ce portrait du général de Gaulle m’inspire deux réflexions. La première : la dignité et la grandeur de la France. Il était visionnaire et moderne. La deuxième est une anecdote personnelle. Enfant, je me retrouve sur ses genoux (c’était un ami de mon père) à jouer à : " À dada sur mon cheval blanc, youp la boum...! " (on assoit l’enfant sur ses genoux en les bougeant de manière à lui donner l’impression de le faire galoper sur un cheval). Cela reste pour moi un souvenir grandiose à la hauteur de sa stature... »
Tristan Garcia: commentaire sur le dessin " Paquet de Winston vide" et " Gilles dans le tapis"
«Dans les deux cas, c’est la mince pellicule de l’époque qui m’apparaît, une fois que le temps et le contenu ont fui. Il reste un aplat de couleur, et une solitude excentrée, qui semble se souvenir par avance d’années formidables et enfuies ; il reste du paquet de cigarettes une fois fumées, comme de la vie une fois vécue, l’emballage translucide qui conserve la forme du vide. Je trouve les deux images très belles et mélancoliques : le garçon paraît sur le point de sortir de l’image dans la première et dans la seconde, il n’ y a plus qu’un objet, ou l’étui de l’objet, pour rester témoin. »
Jean-Clet Martin : commentaire sur le dessin " Paquet de Winston vide" & autres dessins
«L’illustration est un art à part entière, même si cette activité passe pour un genre mineur. Il serait inexact de confondre l’illustration avec la simple volonté de représenter ou encore d’agrémenter. Illustrer n’est pas rendre compte, ni même donner un aperçu de ce qui se décline au niveau d’un récit, d’un événement à faire connaître. C’est bien l’inverse qui se produit. L’illustration ne constitue pas seulement, à travers son grain propre, le reportage de ce qui autrement passerait inaperçu. Certes, elle peut satisfaire souvent un éclairage publicitaire, à destination commerciale. Mais, l’étymologie du mot nous apprend que l’illustration produit davantage le "lustre "de l’objet qu’elle rehausse. Elle confère du brillant à ce qu’elle capte comme un objet devenu tout autre, un objet très surprenant sous son regard. Les illustrations de Philippe Morillon s’inscrivent bien dans cette forme de surbrillance. Elles produisent une espèce de flash qui ne vient pas seulement éclairer une scène mais l’isoler et lui donner une forme instantanée. Il en va ainsi de ces cactus géants, dressés vers le ciel, que la lumière artificielle crée comme des objets illustres, presque irréels du dessin " l'autobus du désert" . Dans une nuit sauvage, la saisie en image leur prête une espèce de densité sans égal, une patine surréelle comme issue des phares d’une voiture. Une affaire de vitesse, un virage qui révèle sou- dainement un plan étrange. Et tout retombe dans la nuit, avec l’impression de laisser derrière soi un moment de rêve, une rencontre insolite, unique. Cette manière d’illustrer avait connu au XIXe siècle une importance capitale en transformant le monde entier en noir et blanc, notamment à travers la lithographie. Souvent la lithographie est faite par la superposition serrée de traits noirs, très minces, sur fond blanc : un tissu, un balayage du réel, un dispositif qui se retrouve curieusement pour les premiers écrans télévisuels composés de tubes cathodiques, de lignes fines, papillonnantes. Des traits qui donnent à l’image un pouvoir d’abstraction, une espèce de déréalisation de la situation. Cette forme d’abstraction traverse l’histoire de l’illustration de Doré à Riou en créant des régions tout à fait extraordinaires, introduisant dans le réel des formes aussi vraies que nature, des entités parfaites mais inexistantes. Les illustrations, les affiches publicitaires de Philippe Morillon sont des procédés évidemment fort différents mais créent des déréalisations analogues, purement coloristes, même quand il est fait usage du noir et blanc. Coloristes au sens d’une couleur pure, pour des ambiances hyperréalistes ou psychédéliques proches du pop art. La couleur réalise l’inexistant. Elle colore ce qui n’a pas de chair, met au monde ce qui est sans monde. D’où un sentiment d’une réalité parfaitement probante, vraisemblable, inquiétante en raison de cette vérité. C’est ce que Philippe Morillon donne à sentir, de manière froide, anesthésique, avec l’exposition d’un paquet de cigarettes qui manque, qui laisse voir son absence dérangeante. Ne reste que la cellophane, parfaitement transparente, avec le fil de son ouverture, le vide qui l’a fendue et déballée, posée en dehors de toute présence. N’insiste peut-être rien que le lieu cristallin sur fond blanc. Évaporation, disparition vers l’inoccupé, comme pour nous introduire dans une région métaphysique " Le paquet de Winston vide".
Toutes les images de Philippe Morillon nous font glisser dans cette césure. Elles nous poussent vers le côté de la chose disparue, évanouie. Elles illustrent ce qui n’est pas. Elles traversent une faille, une limite qui pose le réel sur la pointe où il se brise, déborde, nous entraîne vers son lieu de dissolution. C’est déjà le cas du corps qui est coupé en deux, comme une carte à jouer, avec un côté plein, un autre décoloré, les deux parts étant ajustées par un faux raccord dans le dessin "d'après Flandrin". Le réel est ainsi éprouvé par Philippe Morillon à travers une doublure qui le vide de toute substance, Philippe Morillon nous entraîne dans son imagerie personnelle, avec une allure un peu SF, science-fiction illustrée selon des agréments qu’on ne fait plus aujourd’hui, pas plus qu’on ne reproduit les lithographies du XIX e siècle.
Il s’agit donc toujours du bain d’une époque, ici, celle des années 80. Affaire de style : une piscine, un carrelage déformé, version op art des bains douches. Ne subsistent ainsi que les vagues avec ici Pythagore en manteau de bain ou en drap de lit et là un cosmonaute dont la visière transparente est plus dure que le visage. Et tout art est une plongée dans un moment évanescent dont on peut déplorer qu’il ne soit plus. Mais évaporé, il trouve quelque part sa trace, sa forme vacante, l’empaquetage transparent, le fil rouge qui lui ouvre la passe vers une réalité augmentée, enrichie par sa propre annulation. »
Klaus Speidel : commentaire sur le dessin et l'affiche " Eram danse " : Toucher le fond de la peinture
"Une illustration publicitaire, des sourcils bien dessinés, une fille qui sait comment être belle en photo et en peinture. Mais aussi un traité visuel d’absorbement et de théâtralité. Lui la regarde, elle se montre à nous l'air indifférent. Avec le spectateur, les regards circulent, le triangle est parfait. Difficile de savoir de quoi c’est la pub sans les textes. Une école de danse ? Une comédie musicale ? Non, il faudra attendre 2013 pour qu’Éram en produise une. En 1975, c’était juste une pub de chaussures où ceux-ci ne sont qu'un détail. Le slogan est volontairement ambigu: « On peut se permettre d’être gai, quand on n’est pas cher. » Deux interprétations littérales sont possibles : c’est Éram qui n’est pas cher. Mais alors c’est Éram qui est gai – et qu’est-ce qu’on en a foutre ? Ou alors ce sont les danseurs qui sont gais, alors ce sont eux qui ne sont pas chers. Si l'interprétation peut paraître croquante, on doit, bien sûr, comprendre la phrase ainsi : « On [la clientèle] peut se permettre d’être gai, quand on [Éram] n’est pas cher. » En somme le « on » change de référence du début de phrase à la fin. Pourtant de gaîté, on n’en voit pas beaucoup chez nos deux danseurs. Elle n’en a que les gestes et le déséquilibre. Lui, on devine son sourire sans le voir. C’est (encore) l’époque où le Pop Art règne et avec lui, le second et troisième degré. Fallait pas en faire trop, surtout d'enthousiasme. Warhol célèbre l'ennui autant que Godard. Même quand on se fait piper comme l'acteur de Blow Job de Warhol, on ne jouit pas – ou à peine. Et ici on ne parle que de chaussures.
C’est une peinture assez plate avec un personnage presque de front, un autre de côté. Elle ressemble un peu à ce que faisait Hockney à l’époque. Les diagrammes de danse en bas du mur n’en sont pas vraiment. Impossible de faire un pas à partir d’eux. La flèche rouge qui les entoure, c’est du style pur. Simulacres de graphiques, ils font penser à Andy Warhol ou à Keith Haring, même si Philippe Morillon n’imite ni le système de l’un, ni le style de l’autre. Si Pop Art fût fasciné par la publicité, la pub le lui a bien rendu. Paradoxalement, les petits bonhommes dessinés au trait dansent plus qu’ils ne symbolisent la danse et se meuvent même davantage que les personnages naturalistes.
Les traits de pinceau qui tournent autour des danseurs peints, ce sont les Brushstrokes de Roy Lichtenstein, eux-mêmes ironisants ceux de l’Expressionnisme Abstrait à la Pollock. Mais, cela ne s'exclut pas, ce sont aussi les lignes de mouvement des bandes dessinées. Malgré leur caractère artificiel et emblématique, ils rendent bien l'action. Ce sont eux qui animent ces gens qui prennent la pose. D'ailleurs, le dispositif est à nouveau en vogue : à l'ère du tout numérique, le trait de pinceau apparaît dès qu'il faut donner de l'énergie à une image fixe. Que ce soit Desigual, Sony Music, le film Kingsman ou les boissons Balmers et Desperados, tous utilisent le trait de pinceau feint pour donner un surplus de vie à leurs produits et services.
Dans notre exemple, la danse est alors représentée de manière triple : par les diagrammes qui (ne) disent (pas vraiment) comment danser, par les danseurs qui ne dansent pas et par la représentation des traits de pinceau, qui, eux, dansent d’autant plus que certains se tortillent dans la troisième dimension (dont ils contribuent du même coup à créer l'illusion). En spatialisant le trait, Morillon reproduit ainsi le pied de nez que lançait Lichtenstein à Clement Greenberg, critique tout-puissant qui voulait faire de la planéité le paradigme de la peinture. Mais même sans la théorie moderniste de la peinture, l’enjeu apparaît si on regarde bien : le trait rouge qui crée l'espace en le prenant contraste avec la peinture grise sagement posée en haut du mur ; le vert, lui, couvre toute la distance entre le fond peint et la surface de l’image. Au niveau de l’épaule du danseur, il touche à l'espace du spectateur, tout en bas, il touche le mur et donc la toile.
En somme, cette illustration réfléchit toute seule à la représentation. Ancrée dans un réseau complexe de références, critiques et ironisantes, elle fait figure de traité visuel du visuel."
©Droits d'auteur. Tous droits réservés.
Nous avons besoin de votre consentement pour charger les traductions
Nous utilisons un service tiers pour traduire le contenu du site web qui peut collecter des données sur votre activité. Veuillez consulter les détails dans la politique de confidentialité et accepter le service pour voir les traductions.